philippe poupet sculpteur (certaines pages sont en travaux)

La règle du joueur

Isabelle Delamont, in catalogue « Effet rétro, la liberté ou les boules ? », édition Inextenso

 

L’effet rétro ou la technique de la rétropissette.
(technique de pointage permettant de s’affranchir des irrégularités du terrain en donnant à la boule un effet rétro)

La nouvelle vient de tomber, les fouilles archéologiques reprennent à Cugnaux. Dans le prolongement du site néolithique déjà repéré, il semblerait que l’on ait découvert des traces qui remontent à l’époque chasséenne ; les chercheurs supputent… Ces traces forment des trajectoires… Des pierres arrondies visiblement taillées ont été retrouvées alentour… Et si la pétanque se pratiquait déjà au Néolithique ? Les éleveurs et les agriculteurs de l’époque, une fois leur dure journée de labeur accomplie, se retrouvaient-ils pour faire une partie ? Imaginons un instant que cela puisse être ce que les archéologues appellent une « hypothèse de chantier », que le son des boules s’entrechoquant tel qu’on le connaît aujourd’hui succédait déjà aux cliquetis des silex que l’on taillait dans la vallée. Seul le cours des investigations permettrait ensuite, à la manière dont les chercheurs travaillent, de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse qui, pour l’instant, constitue le motif du lancement de la campagne de fouilles.

Ainsi posée par Philippe Poupet, cette hypothèse de chantier volontairement anachronique possède un véritable pouvoir heuristique. Pour un scientifique comme pour un artiste, c’est un principe de travail, il ne s’agit pas ici d’une « erreur » (elle serait grossière) mais d’une « méthode » qui leur permet de se détacher du temps chronologique et linéaire de l’histoire ainsi que de modes de pensée par trop coutumiers. C’est donc tel un joueur de pétanque, que d’une rétropissette facétieuse Philippe Poupet « s’affranchit des irrégularités de terrain » et s’empare de l’hypothèse de chantier pour la transformer en hypothèse d’atelier.

Fort de ce motif,  il délimite à Cugnaux un « chantier imaginaire », allusion à celui tout aussi hypothétique de l’archéologue, et réalise l’œuvre de bois brut intitulée (La Liberté). Comme une véritable palissade qui délimite, protège et interdit l’accès d’un site, d’un chantier, celle-ci s’érige, incongrue dans le paysage urbain des Cugnalais autour de l’Arbre de la Liberté du square Salvador Allende, simplement plus monumentale et plus visible que ses semblables. Contaminée par cet esprit de liberté, chaque planche constitutive de l’œuvre se termine par une ligne brisée qui rompt dans une fantaisie soudaine avec son corps rectiligne, chacune d’entre elles semblant alors vouloir s’affranchir et s’élancer pour retrouver l’arbre dont elle provient.

Comme une palissade, presque un écrin, (La Liberté) vient encercler l’arbre éponyme, le mettre entre parenthèses au propre comme au figuré, dans son titre comme dans sa matérialisation. Cette mise entre parenthèse est aussi celle du temps de l’Histoire, de la chronologie et du symbolique, au profit d’un temps qui serait ici celui de l’art, de la fiction, du simulacre. Elle suggère paradoxalement la présence de ce qui reste la plupart du temps invisible, de ce qui opère derrière, sur le chantier imaginaire : le travail de l’art, en toute liberté de jeu.


À la raspaille
(technique généralement assez mal vue par les puristes qui consiste à faire rouler la boule avant de toucher la ou les boules visées)

Non loin du square Salvador Allende, provenant du terrain de pétanque, résonne la musique des boules d’acier qui s’entrechoquent, savamment maniées par les joueurs cugnalais. C’est dans cette proximité, entre le « chantier de l’imaginaire » – et sa mise en branle continuelle – et le cours de la vie bien réelle que travaille Philippe Poupet. C’est dans cette proximité et à la raspaille qu’il crée cette fiction de campagne archéologique devant aboutir à « l’invention » du jeu de boules et à l’invitation « de l’un des nombreux petit-fils de l’ébéniste parisien Grifalconi, qui arrivait à injecter de la résine dans un pied de table vermoulu, pour en révéler le réseau impalpable de galeries pulvérulentes (1) ».

Ce « spécialiste des creux perdus », c’est lui. Observateur des us et habitus, de l’art comme du quotidien, c’est souvent en creux, dans l’interstice des pratiques vernaculaires, artisanales ou traditionnelles, liées à la sculpture et plus spécifiquement à l’empreinte, qu’il inscrit un travail qui s’acharne à donner une forme à l’invisible, à l’irreprésentable. Il peut s’agir d’un geste, comme dans l’œuvre Poignée de main dans un espace compact, d’une trajectoire, comme celle que trace, invisible dans l’espace, une boule de pétanque lancée, d’un procédé (comme le démoulage qui joue le coup de vent dans un parapluie et donne son titre à l’œuvre Démoulage de parapluie), ou d’explorer une façon de travailler, seul ou collectivement, comme pour La Collection ou le projet État Major (galerie des cartes).

Issues de la campagne de fouilles, les empreintes fictives prélevées au cœur du méandre des racines de l’Arbre de la Liberté vont révéler des trajectoires, que l’on imagine semblables à celles décrites par les boules au cours d’une partie de pétanque… Une fois extirpés de leur gangue, les moulages – trophées de l’archéologue – ou plutôt les œuvres de Philippe Poupet sont exposées. Et rejouées, car ici s’arrête l’analogie ou « la ressemblance par contact (2) » qui mène de la trouvaille archéologique à l’œuvre. Rendues visibles hors du contexte de la fiction, déplacées dans l’espace d’exposition, les œuvres gagnent leur propre autonomie. Elles évoquent une sculpture abstraite presque minimale, leurs lignes dépouillées sillonnant et rythmant l’espace. Leur matière grenue, composite, que l’on a du mal à identifier, n’a rien à voir avec ce que l’on attendrait d’un procédé du tirage propre au moulage classique, mais résulte de la mise en jeu du procédé lui-même, dans une technicité qui « serait assez mal vue par les puristes ». Plus complexes, parce qu’elles n’offrent pas de résultat, mais retranscrivent plutôt la mémoire de l’expérimentation, les œuvres agrègent plusieurs temps (liant celui de l’empreinte à celui du moulage) et amalgament plusieurs histoires (celles des ratages et des répétitions, celles des trouvailles et des accidents, celle du stratagème et de celle de l’exposition) jouant avec cette étrange chimie du hasard qui engendre les formes.

Seuls indices de leur provenance prétextée, les titres, qui empruntent avec humour aux dénominations techniques du jeu de la pétanque (Effet rétro, À la raspaille, Tuer le chien, etc.) et qui permettent aussi au regardeur de dévider le fil de l’histoire.


Tuer le chien

(tirer une boule de sa propre équipe, de façon non intentionnelle)

Les « pieds tanqués (3) », ancrés, dans l’histoire de l’art et de la sculpture, Philippe Poupet accommode sans complexe les savoir-faire, les techniques et les matériaux d’hier et d’aujourd’hui. Alliant rigueur et trouvaille, invention et aventure, détournant les procédures, poussant les procédés parfois jusqu’à l’absurde, c’est à la production de formes issues « d’un monde en creux » tel qu’il l’énonce, que l’artiste s’attache.

La modélisation de ces formes issues de la technique de l’empreinte, n’a pas chez lui pour unique but de figurer ou de proposer un objet à voir de façon péremptoire. C’est l’ensemble du processus qu’il considère, accordant toute son importance à l’expérimentation qui agrège et engendre la forme, qui repousse les limites tant physiques que conceptuelles et d’où surgissent souvent la trouvaille, l’accident, tant plastiques que poétiques.

Le caractère indéniablement heuristique de la procédure l’amène à envisager la question du statut de l’œuvre et de l’artiste au-delà des codes établis. L’œuvre n’est plus seulement l’objet réalisé, matérialisant – figeant – une idée, l’artiste n’est plus définitivement l’auteur ; l’ensemble peut se rejouer, s’expérimenter, collectivement parfois, et jusqu’à l’épuisement.

Au risque de « tuer le chien », Philippe Poupet s’approprie cette « pensée de la procédure » qu’énonce Georges Didi-Huberman, mêlant, avec jubilation et poésie, empirisme et rigueur scientifique. Le travail est complexe – parce que tour à tour propédeutique et critique – montrant sans hiérarchisation, dans un même temps, qui n’est plus ici linéaire, la forme qui advient et comment elle advient, d’où elle vient et ce qu’elle devient.

Partant de l’empreinte, l’artiste explore une zone où la notion de contact n’est plus seulement physique (liée à la matière), mais aussi anthropologique et philosophique, « anachronique et moderne ». Attentif aux temps hétérogènes qu’il convoque (celui de l’art n’est ni celui de l’Histoire ni celui de la fiction), aux concepts qu’il dérange, aux territoires physiques et théoriques qu’il explore, l’artiste est ce joueur qui remanie sans cesse la règle du jeu (4) .
Isabelle Delamont, septembre 2011

Notes :
1 – Georges Pérec, La vie mode d’emploi, Éditions Hachette, Paris, 1978
2 – Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Editions de Minuit, Paris, 2008
3 – ou « pés tanqués », en Occitan : les pieds joints et ancrés sur le sol, posture qui donnera son nom à la pétanque
4 -Michael Snow : « l’art, c’est s’inventer des règles et les changer toutes les fois que l’on sent que l’on va perdre », citation extraite de In actu. De l’expérimental dans l’art, Elie During, Laurent Jean Pierre, Christophe Khim et Dork Zabunyan (sous la direction de), Les Presses du réel, Dijon, 2009
NB :  toutes les définitions techniques liées à la pétanque sont issues de l’article Pétanque de Wikipédia en français ( HYPERLINK « http://fr.wikipedia.org/wiki/pétanque » http://fr.wikipedia.org/wiki/pétanque), contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.

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philippe poupet sculpteur (certaines pages sont en travaux)